Coup de gueule

[Temps de lecture moyen 10 min]

Pour une fois je vais sortir de mon registre habituel avec cet article, suite à un événement d’actualité qui m’a fait vivement réagir. Je veux parler de la sortie d’un film « documentaire » dont vous avez dû entendre parler, nommé « Hold-Up ».
Ceci est donc un billet d’humeur !

L’affiche du film

Ce film entend nous dire « la vérité sur l’épidémie de Covid-19 », que voici : le virus a été créé volontairement et la pandémie est le résultat d’un complot mené par des élites mondiales corrompues (je résume).

Peut-être avez vous vu ce film, peut-être êtes vous séduit par ses arguments convaincants, peut-être êtes-vous tenté d’adhérer à la thèse qu’il défend ?

Je l’ai regardé et je suis atterré : il est vraiment grave qu’un film de ce genre connaisse un telle diffusion. Il est truffé d’affirmations fausses, de nombreuses soi-disant informations sont des insinuations sans fondement, les « experts » qui interviennent n’en sont pas ou sont totalement en marge de la communauté scientifique : tout cela est fondamentalement malhonnête.

A côté de cela, certaines choses sont vraies, certains réels problèmes sont mis en lumière et de vraies questions sont posées. Qui plus est, grâce aux moyens dont a disposé le réalisateur (plusieurs centaines de milliers d’euros récoltés, contre 20 000 euros initialement espérés), le film est, sur la forme, redoutablement bien fait.
En cela ce film est particulièrement pervers : il utilise certaines vérités, y ajoute une part de mensonges, dissémine des insinuations sans preuves (ah ces regards silencieux qui en disent long, ces questions laissées sans réponse en laissant au spectateur le soin de conclure), fait appel à nos émotions, surfe sur nos peurs et formule des déductions sans fondement pour établir une thèse qui, en réalité, ne repose sur rien.

Je ne vais pas lister et commenter tout ce qui est dit dans ce film, ce serait un travail colossal, mais voilà quelques points majeurs sur lesquels je souhaite insister.

NON la COVID-19 n’est pas une « gripette » globalement à peine plus dangereuse que la grippe saisonnière. Certes, et heureusement, sa létalité n’est pas celle des virus qui ont causé par le passé des hécatombes dans la population humaine (peste noire de 1347-1252, grippe dite « espagnole » en 1918 par exemple) mais les chiffres sont là : en France par exemple la période comprise entre le 1er mars et le 30 avril établit un record, avec 129 678 morts enregistrés par l’Insee, contre 97 023 en moyenne pour les années 2000 à 2019 pour la même période.

NON l’hydroxychloroquine (HCQ) n’est, hélas, pas un traitement efficace contre la COVID-19. A la suite du battage médiatique qu’en a fait un certain professeur marseillais au printemps dernier et malgré l’extrême faiblesse méthodologique de ses études sur le sujet, de nombreuses études ont été lancées dans le monde pour tester ce produit. Leurs résultats, que l’on connaît maintenant, sont solides et clairs. Lire par exemple ici sur le site de la Haute Autorité de Santé (HAS) un compte-rendu de la veille régulière sur l’avancement des recherches sur les différents traitements possibles. Extraits :
« L’hydroxychloroquine seule n’a pas été associée à un impact significatif sur la mortalité chez les patients COVID-19 hospitalisés« .
« L’association de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine a été associée à une augmentation de la mortalité« .
« Le groupe hydroxychloroquine des études RECOVERY32, SOLIDARITY33 et DisCoVeRy34 chez les adultes hospitalisés pour COVID-19 sévère [a été] interrompu car les données n'[ont] montré aucun effet bénéfique« .
Et enfin : « A ce jour, la preuve d’efficacité de l’hydroxychloroquine +/-azithromycine dans le traitement de la COVID-19 n’est pas établie dans des études de phase III contrôlées, randomisées. Aucune recommandation internationale ou nationale ne préconise son utilisation en dehors d’un encadrement dans un essai clinique.« 

OUI la fameuse étude publiée dans The Lancet, prestigieuse revue scientifique médicale britannique, qui montrait que l’HCQ n’est pas efficace est invalide car elle s’appuie sur des données dont l’origine s’est finalement avérée douteuse (données fournies par une entreprise américaine soi-disant à partir de la collecte de cas Covid observés dans des hôpitaux du monde entier) . Elle a été rétractée par The Lancet. C’est vraiment dommageable car les résultats de cette étude étaient très attendus par toute la communauté scientifique et cette rétractation a été de l’or en barre pour tous les partisans de l’HCQ.
Mais cela relève d’un fonctionnement sain et normal de la science : si une étude scientifique publiée s’avère incorrecte ou est réfutée, alors elle est rétractée. Cela arrive de temps en temps, y compris dans les revues les plus prestigieuses comme The Lancet. Mais ça ne veut pas dire que sa conclusion était forcement fausse : on peut avoir raison, mais pour de mauvaises raisons ! En l’occurrence cela était le cas, car d’autres études valables et solides ont ultérieurement montré que effectivement, l’HCQ n’est hélas pas efficace (cf ci-dessus).

OUI la gestion de la problématique des masques par notre gouvernement a été calamiteuse, sur beaucoup d’aspects : incapacité à gérer correctement le stock stratégique qui avait été constitué il y a plusieurs années et qui a dû être détruit, incapacité à communiquer honnêtement sur la pénurie au mois de mars, incapacité à communiquer des consignes claires sur l’utilité du port du masque dans la population…

OUI les laboratoires pharmaceutiques (« BigPharma ») sont des entreprises privées qui font du business et qui cherchent à maximiser leur profit et celui de leurs actionnaires. Ce n’est un scoop pour personne. A mon sens cela soulève de vraies questions s’agissant d’entreprises qui ont une activité dans le domaine de la santé car les objectifs de santé publique peuvent être contradictoire avec une logique de profit.
Mais cela ne veut pas dire qu’il existe un complot de BigPharma pour discréditer un traitement efficace, l’HCQ, afin de pouvoir vendre d’autres traitements alternatifs. Un sketch des Guignols , aussi bien vu soit-il, ne prouve rien (oui oui, pour ceux qui n’ont pas vu le film : il utilise un sketch des Guignols pour appuyer ses thèses) !

OUI Google est une entreprise qui collecte massivement les données personnelles des populations, comme de nombreuses autres entreprise du numérique. Oui à mon sens cela pose de vraies questions éthiques et sociétales. Mais quel rapport avec la pandémie ?

OUI la presse en France est en majorité détenue par quelques grandes fortunes. Cela pose des questions fondamentales sur le fonctionnement de notre démocratie et cela devrait tous nous interpeller. Mais encore une fois quel rapport avec la pandémie ?

NOOON le SARS-COV2 n’a pas été inventé par l’Institut Pasteur !! Personne n’a jamais démontré que ce virus était une création de laboratoire.

OUI pour l’instant on ne connaît pas l’origine exacte de ce virus, c’est vrai. Il s’est peut être transmis à l’homme à partir d’un animal sur un marché chinois, mais ce n’est pas sûr. Il s’est peut être échappé par accident d’un laboratoire, par exemple celui de Wuhan en Chine qui travaille, comme de nombreux laboratoires dans le monde, sur des virus d’origine animale, mais ce n’est pas sûr. Pour l’instant on ne sait pas. La recherche de l’origine de ce virus est un travail d’une complexité redoutable. Lire par exemple un point de cette recherche sur le site du CNRS (attention article de bon niveau).

OUI les propos de Laurent Alexandre à des étudiants sur « les dieux et les inutiles » sont glaçants et flippants. Mais quel rapport entre les délires de quelques « transhumanistes » en quête – vaine, vous pouvez être tranquille – de l’immortalité, et cette pandémie ?

NOOON un consensus scientifique n’est pas un dogme, une religion, qui serait à côté de la réalité, comme le dit un des interviewés vers la fin. Ce genre d’affirmation me fait bondir, au secours ! C’est hélas un point de vue relativement répandu, « la science ne sait pas tout », n’est-ce pas ? Bien sûr que la science ne sait pas tout, ça ne fait aucun doute : la somme de tout ce que l’on sait n’est pas grand chose par rapport à tout ce qu’on ne sait pas. La science a précisément pour but de chercher sans relâche à décrire la réalité du monde et à en agrandir notre compréhension, de la manière la plus objective possible, en s’appuyant sur l’observation, les faits, les expériences. Elle produit des études scientifiques qui sont publiées, consultables par tous, et réfutables si nécessaire. Un consensus scientifique se construit grâce à la somme de toutes les études faites et les connaissances accumulées, corrigées, améliorées, consolidées sur un sujet. C’est grâce à tous les consensus scientifiques acquis depuis plusieurs siècles dans tous les domaines de la science qu’on sait que la Terre est ronde, qu’on sait que la matière est faite d’atomes, qu’on sait que les espèces vivantes évoluent, qu’on a des smartphones et des ordinateurs qui vous permettent de lire ces mots, que la médecine a fait des progrès colossaux depuis 150 ans, que des vaccins ont permis d’éradiquer ou juguler des maladies gravissimes, que notre espérance de vie a plus que doublé, etc… Tout le patrimoine de connaissances de l’humanité s’est construit comme cela : avec des consensus scientifiques.
Les consensus scientifiques ne sont pas « hors sol » et déconnectés de la réalité, c’est le contraire : ils sont ancrés dans la réalité qu’ils ont pour but de décrire.
Et non, aucun consensus scientifique n’est un dogme irréfutable, encore moins une religion : quiconque présente des arguments valables (fondés sur des faits observés, des mesures, des expériences reproductibles, des études méthodologiquement solides) peut remettre en cause un consensus scientifique. C’est d’ailleurs arrivé régulièrement dans l’histoire de la science, et c’est comme cela que ce construit progressivement le patrimoine de nos connaissance et de notre compréhension du monde.
Qu’un documentaire autant diffusé mette ainsi en avant une telle négation des apports et de la démarche scientifiques est gravissime. C’est la porte ouverte à toutes les dérives et à la possibilité de dire littéralement n’importe quoi.

J’arrête là avec cette petite liste, pour aller plus loin vous pouvez lire cet article du Monde qui pointe sept contre-vérité du film.

Nous vivons une époque où l’espace médiatique et numérique (réseaux sociaux) regorge de mensonges et de fausses informations, les fameuses « fake news ». Un certain D Trump s’en est fait une spécialité, dans une version particulièrement outrancière et grossière… Nous le savons tous et cela a des effets tout à fait pervers en insinuant progressivement en nous une défiance généralisée vis à vis de l’information, et notamment de l’information « officielle » : tout ce qu’on nous raconte pourrait-bien être faux, n’est-ce pas ? Tous pourris, non ? Ce « documentaire » surfe sur cette tendance pour soi-disant nous « révéler » la vérité derrière tous ces mensonges. Mais en réalité il est lui-même un mensonge !

Je ne veux pas vous dire quoi penser : nous sommes tous libres de croire ce que nous voulons. Mais je veux vous encourager à réfléchir et à être sceptiques : pensez en vous méfiant des affirmations sans preuve, pensez en vous méfiant de ceux qui parlent le plus fort dans les médias, pensez en allant vous renseigner par vous-même , pensez en cherchant des sources d’informations fiables, pensez en y consacrant le temps nécessaire (facile à dire), pensez en vous méfiant de vous même et de vos propres erreurs de raisonnement, pensez en vous remettant en cause, pensez en allant écouter des points de vue différents des vôtres, pensez en vous méfiant des réseaux sociaux et de leur redoutable « effet bulle » (qui conduit à ce qu’ils vous présentent ce que vous aimez, et donc vous enferment dans vos croyances même fausses parce que notre cerveau aime se voir confirmer ce qu’il pense).
Soyez sceptique, mais attention aux excès : le scepticisme, le doute, qui sont une des pierres angulaires de la démarche scientifique, sont une posture indispensable en première approche face à une information ou affirmation nouvelle pour vous. Mais dans un deuxième temps, après avoir pris le temps de vous renseigner (cf ci-dessus), il faut adapter votre point de vue :
– renforcez votre doute si vous vous apercevez du manque de solidité de l’information ou de l’affirmation,
– ou abandonnez votre doute si vous vous apercevez que l’information ou l’affirmation fait l’objet d’un consensus solide : douter de tout sans distinction conduit à la défiance généralisée et ne vous fera guère avancer.

Pour finir, vous l’avez compris, je suis consterné de voir ce genre de « documentaire » rencontrer un tel écho, de le voir recommandé par des personnalités connues (Sophie Marceau, Juliette Binoche…), d’en entendre parler par de si nombreux canaux et de si nombreuses personnes.

En faisant cet article je contribue d’ailleurs à ce buzz, si ça se trouve certains d’entre vous ignoraient son existence et ce n’est donc plus le cas maintenant… Mais, en tant que vulgarisateur scientifique je ne pouvais pas ne pas pousser ce coup de gueule.

Je termine en vous parlant d’un des personnalités scientifiques que j’admire, le physicien et philosophe Étienne Klein, qui a publié cet été, en réaction à tout ce cirque médiatique autour de la pandémie et de l’ « affaire » de l’hydroxychloroquine, un petit fascicule d’une cinquantaine de pages intitulé « Le goût du vrai ». Je vous recommande de le lire, c’est d’une justesse et d’une acuité remarquable, pour ma part je m’y retrouve à 200%.
Si vous n’avez pas le temps ou l’envie de le lire, vous pouvez visionner la conférence qu’il a donné le 2 octobre 2020 à des lycéens sur ce thème précis (ici sur YouTube, la conférence dure un peu plus d’une heure et ensuite ce sont des questions/réponses).
Pour ceux qui l’auront regardé : dites moi ce que vous en avez pensé en m’envoyant un petit message, cela m’intéresse !

Vous pouvez maintenant reprendre le cours normal de vos activités, merci d’avoir lu jusqu’ici ! ;-)

Philippe

PS Ajout ce dimanche 22/11 à 18 h 50 :
Voici une excellente petite vidéo de 9 min de Clément Viktorovitch (de l’émission Clique sur Canal+) qui démonte les procédés rhétoriques utilisés dans ce film :

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